AL MUGAWIR
La Fraternité du Chant
La Fraternité du Chant fut réunie à Grenade quelques mois avant la chute de la ville en 1492. En ce temps-là, Les Nephilim se rencontraient régulièrement autour d’un thé à l’ombre des oliviers et devisaient longuement. Les sujets de conversation étaient variés (arts, philosophie, mathématiques, astronomie, politique, etc.) ainsi que les Arcanes représentés : Bateleur, Fortune, Papesse, Justice, Jugement, Lune ou encore Etoile…
Ce soir-là, un sujet monopolisait tout le monde : quand l’armée chrétienne allait-elle marcher sur la ville ? Et quelle serait la réaction de chacun vis-à-vis de cette menace ? Certains voulaient guerroyer, d’autres évoquaient déjà l’exil. Tandis que le faucon Crâha partait survoler les environs, les Nephilim décidèrent de demander audience au Sultan Boabdil dès le lendemain. Pendant la nuit, les cris du zoomorphe confirmèrent les craintes de chacun : l’ennemi était en marche.
Le lendemain, la nouvelle était parvenue au Sultan. Boabdil le jeune n’était plus jeune mais sa fougue demeurait intacte. Pas question de se rendre sans combattre ! Ils allaient tendre une embuscade aux Chrétiens à quelques lieux de Grenade et les volontaires pouvaient se joindre aux troupes. Les Nephilim s’équipèrent et se mirent en route ; il leur fallut une journée pour rejoindre le site de l’embuscade et une nuit d’attente durant laquelle trois éclaireurs castillans furent neutralisés.
Quelques heures après l’aube, l’avant-garde chrétienne se présenta et les cavaliers du Sultan chargèrent. Le choc fut brutal et Boabdil lui-même brisa sa lance mais la surprise avait désorganisé les rangs ennemis. Les Chrétiens se débandèrent tandis que les Musulmans taillaient avec rage. C’est alors que le gros de l’armée castillane arriva. Ils avancèrent des pièces d’artillerie, les fameuses bombardes castillanes, craintes dans tout Al Andalous. Et ils firent feu. Les troupes du Sultan prirent la fuite dans le plus grand désordre, essuyant de lourdes pertes avant d’atteindre la sécurité des remparts.
Une fois soignés, les Nephilim se réunirent et si Boabdil parlait de victoire, celle-ci avait un goût bien amer. Les Chrétien étaient beaucoup plus nombreux et leurs armes leur donnaient une supériorité écrasante. Alassan, Pyrim de l’Arcane de l’Amoureux, souhaitait monter une expédition pour capturer l’une de ces bombardes. Ils attendirent une nuit sans lune et une vingtaine de citadins se mit en route silencieusement, les sabots de leurs chevaux entourés d’étoffes.
Ils fondirent sur les Castillans endormis, les taillant en pièce rapidement, mais les renforts n’étaient pas loin et ils devaient se hâter d’attacher les canons, de charger boulets et barils de poudre avant de prendre la fuite. Alassan se sacrifia pour couvrir leur retraite. Il mit le feu aux réserves de poudre et emporta avec lui nombre de Chrétiens. Un canon fut détruit mais ils purent en rapporter deux à Grenade. Le lendemain matin, une foule de curieux se massait sur la place pour voir les engins qui troublaient leurs nuits depuis des semaines.
Toute la ville se mit à l’œuvre pour comprendre le fonctionnement des bombardes et quelques heures après, les premiers boulets furent tirés. Hélas, Boabdil venait d’admettre qu’aucun exploit ne pourrait sauver sa cité. Ils devaient se résoudre à négocier la reddition. Selahine, Adoptée de la Papesse, demanda aux Nephilim de porter en lieu sûr, à Tombouctou, de précieux parchemins. Son ami Soni Ali Ber, empereur songhaï, leur offrirait soutien et assistance. Les Nephilim étaient en possession de la Muwassâh de la femme du désert, un poème en ver destiné à être chanté d’une durée de cinq heures. Il avait été chanté à la cour du Sultan Abd Al Rahman III plus de quatre siècles plus tôt. Ces feuillets recelaient une science mystérieuse et les Nephilim jurèrent de les mettre à l’abri. C’est ainsi que naquit la Fraternité du Chant.
Oronyo, Adopté de la Fortune, leur confia une coquette somme pour assurer leur passage vers Ifriqiya. Les réfugiés étaient nombreux et ils furent accueillis avec hospitalité de l’autre côté du détroit. La Fraternité du Chant traversa l’Atlas, essuyant une violente tempête de neige. Des bandes de cavaliers armés semblaient à leur recherche. Ils purent se dissimuler avant d’atteindre un caravansérail aux abords du Sahara. Ils négocièrent l’achat d’une caravane, prenant le soin d’effacer les souvenirs de leurs interlocuteurs. La traversée du désert fut pénible et monotone, troublée par quelques apparitions de leurs poursuivants qu’ils surent éviter. Enfin, les Murailles de Terre leur apparurent dans toute leur splendeur.
Tombouctou leur ouvrit ses portes mais ce n’était plus Soni Ali Ber l’Empereur. Il avait été renversé par Askia Mohamed Touré depuis quelques mois déjà. L’homme était éclairé et mit sa bibliothèque à leur disposition. Les parchemins allaient être copiés et traduits dans diverses langues. Les Nephilim trouvèrent un havre mérité mais la paix ne dura guère. Une nuit, les Assassins passèrent à l’attaque, incendiant la bibliothèque. Les Nephilim firent ce qu’ils purent pour sauver les rouleaux mais ils ne tirèrent des flammes que quelques cendres. La Fraternité du Chant avait échoué mais elle restait liée par le Chant et par un serment, et également désormais, par une vengeance.

Le Sultan Boabdil

Askia Mohamed Touré