Yeats, William Butler (1865-1939). Dans un essai qui a fait date (The Poetry of W.B. Yeats, 1941), Louis MacNeice déclare que toute anthologie de la poésie, non seulement irlandaise, mais anglophone, devrait contenir au moins soixante poèmes de Yeats. Il est difficile de ne pas lui donner raison, tant la stature du plus grand poète de l’histoire de la littérature irlandaise ne cesse de croître avec le temps. Il est même juste de dire que tous les poètes irlandais nés entre 1900 et 1950 ont été contraints de se définir par rapport à lui, que ce soit pour se recommander de sa valeur fondatrice ou, comme l’a fait Kavanagh, pour critiquer sa conception de l’art comme cérémonie et sa définition de la joie tragique. Qu’ils soient ou non en accord avec le traditionalisme affiché de Yeats, son éloge de la coutume, son goût pour les spéculations ésotériques, tous ceux qui pratiquent et aiment la langue anglaise s’accordent à reconnaître en lui un poète aux images fulgurantes, un magicien du langage, créateur de vers et de strophes d’une densité et d’une musicalité inouïes, et c’est à ce titre, plus que par ses positions idéologiques, qu’il a exercé la plus grande influence. Le parti que nous avons pris dans le présent ouvrage consiste à lui accorder la place principale, sans tenter de donner une vue exhaustive d’une œuvre trop variée pour se laisser réduire à vingt-cinq poèmes ; d’excellentes anthologies existent, au premier rang desquelles figurent les Quarante-cinq poèmes de Yeats (collection Poésie-Gallimard) dont Yves Bonnefoy a donné une vision à la fois résolument personnelle et profondément compréhensive ; c’est seulement parce qu’il est très aisément accessible au lecteur que nous nous sommes retenus d’emprunter à ce volume quelques-uns de ses éléments. Citons encore – conçue dans un souci d’illustrer tous les aspects de l’œuvre qui n’est pas celui d’Yves Bonnefoy – la belle anthologie de notre collaborateur Jean Briat (éd. William Blake) qui restitue l’évolution d’ensemble de Yeats. Nous avons choisi de proposer autant de traductions inédites que possible, en privilégiant les textes de Yeats qui traduisent le mieux son rapport à l’Irlande, et en juxtaposant les poèmes de la jeunesse encore « romantique » et ceux de l’âge mûr, pour illustrer une caractéristique fondamentale de l’œuvre : sa prodigieuse capacité de renouvellement. Le plus grand poète irlandais est aussi celui, en effet, dont le parcours traduit la plus forte évolution : l’œuvre de Yeats reflète par ses enjeux tout le problème de l’invention d’une forme et d’un langage modernes à partir de l’héritage esthétique et idéologique du siècle précédent.
Un pont ancien, et une tour plus ancienne encore,
Une ferme que protègent ses murs,
Un arpent de terre rocheuse
Où la rose symbolique peut fleurir,
De vieux ormes déplumés, d’innombrables vieux prunelliers
Le bruit de la pluie ou le bruit
De tous les vents qui soufflent ;
Un coup de vent soudain : les grandes ailes qui battent encore
Au-dessus de la fille chancelante, ses cuisses caressées
Par les palmures noires, la nuque prisonnière du bec,
Lui la pressant, poitrine contre poitrine désarmée.
Comment ces doigts terrifiés, incertains, pourraient-ils
Repousser cette gloire emplumée de ses cuisses qui s’ouvrent ?
Comment le corps gisant, livré à cet assaut de blancheur
Pourrait-il ne pas sentir le cœur étrange qui bat là ?
Un spasme au creux des reins engendre là
Les murailles abattues, la tour et le palais en flammes,
Et Agamemnon mort.
Si brusquement ravie, domptée
Par la brutalité du sang des airs, put-elle recevoir
La science de l’oiseau en même temps que sa puissance,
Avant que le bec indifférent ne la laissât retomber ?
LE RÉCONFORT DE CUCHULAIN
Un homme qui avait six blessures mortelles, un homme
Illustre et violent, avançait à grands pas parmi les morts ;
Des yeux le regardèrent entre les branches puis disparurent.
Puis des formes dans des linceuls, qui se serraient en marmonnant,
Vinrent à leur tour et disparurent. Il s’appuya contre un arbre
Comme pour méditer sur les blessures et sur le sang.
Un linceul qui semblait avoir de l’autorité parmi ces êtres
Qui rappelaient des oiseaux, s’approcha et laissa tomber
Un baluchon de toile. Puis les linceuls, par deux, par trois,
S’approchèrent timidement, car l’homme était maintenant calme.
Alors, celui qui avait apporté la toile parla ainsi :
« Ta vie peut s’adoucir beaucoup si tu consens
À obéir à notre ancienne règle et confectionner un linceul ;
Si nous tremblons d’effroi devant le cliquetis de ces armes,
C’est par un sentiment qu’il est dans notre nature d’éprouver.
Nous enfilerons le chas des aiguilles ; les tâches qui sont les nôtres,
Nous devons les accomplir tous ensemble. » Ils le firent, et l’homme
Prit alors le drap le plus près de lui et se mit à coudre.
« À présent, notre devoir est de chanter, et chanter de notre mieux,
Mais il faut d’abord que tu saches quel est notre caractère :
Tous des pleutres déclarés, mis à mort par les gens de notre propre camp
Ou chassés de chez nous, livrés à la mort dans la frayeur. »
Et ils chantèrent, mais l’air ni les paroles n’étaient humains,
Bien que tout fût accompli en commun, comme ils l’avaient dit ;
Leurs gorges s’étaient transformées, et c’étaient des gosiers d’oiseaux.